Extrait du fanzine « Le Grand Machin Truc » 36 pages + gravure en couverture
Une vingtaine d’exemplaires disponibles à la demande (prix libre)
le grec
quand j’ai débarqué
le grec était déjà pas mal éméché
il gribouillait sur une nappe en papier
il m’a vu et
il a dit « ah te voilà garnement
je commençais à en avoir marre de regarder
ces vieux crever »
c’était un kafenío plutôt banal
où les vieux venaient tailler la bavette
en buvant de l’ouzo
et en jouant au backgammon
je me suis assis à sa table
il a commandé du retsina avec du coca
et quelques mezzés
je l’avais rencontré deux heures
auparavant alors que je me promenais
dans les ruelles accueillantes
d’Aghia Paraskevi
il parlait très bien français
et je crois qu’il avait besoin de se vider
la patate
il a commencé par
me parler de son pays
à vanter le bordel joyeux des grecs
métaphorisant les routes merdiques
et les constructions bâclées
les transformant en oeuvres mystiques
à la beauté fugitive
et j’alimentais le fourneau de sa fierté
autant que je le pouvais
jurant que les grecs étaient les branleurs
les plus créatifs que j’avais jamais
rencontrés
son zèle devenait
de plus en plus postillonnant
à mesure
que les verres se vidaient
il terminait souvent ses phrases par
« tu vois ce que je veux dire ? »
et je répondais que oui
ce qui était un mensonge
« t’es pas con gamin
t’es pas con comme cet abruti »
et il tapait dans le dos du vieux
qui nous écoutait parler mais
qui ne comprenait pas un mot de
ce que l’on disait
puis
il en vint à me parler de littérature
il cita des poètes
dont je n’avais jamais entendu parlé
ou dont le nom m’était vaguement familier
Ritsos Seféris le pote de Miller
et j’écoutais ses analyses délirantes
sur la poésie grecque
il évoquait avec nostalgie une sorte d’âge d’or
de la poésie de combat
le temps des colonels
je trouvais son discours intéressant
enfin non
ce n’est pas vraiment son discours
que je trouvais intéressant
d’ailleurs je n’en ai presque rien retenu
c’était plutôt sa façon d’utiliser
le langage comme un joueur de baglama
il façonnait des images musicale à l’aide
de petites notes vives et intenses
qui allaient directement s’incruster dans ma tête
les heures chaviraient comme des petits
voiliers ivres sur les vagues de la mer Egée
et il continuait de la sorte
comme un capitaine autoritaire
universalisant sa mythologie absurde
et moi les oreilles
au garde à vous
sans jamais vraiment pouvoir en placer une
sa voix se faisant de plus en plus
mélancolique
« ces vieux croulants passent leur vie ici
à parler du cul de l’épicière
la réalité ne fait que se remplir
de destins merdiques
une bonne guerre ou un tremblement de terre
pour tirer la chasse
tu vois ce que je veux dire ? »
non
je ne voyais pas vraiment ce qu’il voulait dire
mais encore une fois j’ai préféré dire oui
« on est les reclus de l’univers
on attend le coup de pied au cul de la fatalité
c’est pour cela qu’on est si bien disposé à rien glander
et à rester assis en fumant et en picolant
c’est parce qu’on a déjà tout inventé »
on a écopé le rafiot jusqu’à la dernière goutte
et lorsque les vieux ont décidés de partir
il a fallu faire de même
on est sorti dans la rue déserte
on s’est mis à pisser contre le mur d’une maison
qui semblait inhabité depuis des siècles
il a dit :
« tu sais qu’en moyenne les grecs ont les plus longues
bites d’Europe ? »
j’ai rigolé puis
le type est parti de son côté
et j’ai regagné ma piaule
accompagné d’une belle migraine
le lendemain il prenait
le premier bac pour rejoindre
Smyrne et je retournais nettoyer
les déjections dans la volière des hiboux