Tropiques

Au pied de la colline, la sainte ville vrombit, crépite et se détériore, soulée par la nuit grave et le ciel métallique. Un manoir hallucinant a poussé sur son flanc. Il s’enflamme et se déshabille, tenu par les haubans de la lune excentrique. C’est la fleur du couchant recrachée dans la jungle. Et c’est là que le Père a trouvé son refuge.

Les colonnes de la terrasse pleuvent vers la voûte de nos pensées impies. Mais ce n’est plus très sérieux. Le mobilier aveugle se blottit dans les angles tranchants. Les destins sont partagés entre l’or et le bronze. Le jardin s’offre à l’homme envahi d’occident, comme un incendie de musée. Et les hibiscus pâles rompent avec le parfum de la ménagerie. Car il aime les êtres innocents. Dans le vaste univers qui s’emplit et se charge de visqueuse fraicheur, il fait bon se plier, absorbé par les ombres, les statues indigentes, on se vide des saisons, de la perplexité, des soupçons de lumière. Et lui aussi sent bon et se sent bien vidé.

Autour de son hamac qui sourit bêtement, sous la vibration saine, réprimée de l’ivresse, les mouches pieuses s’égayent et se frayent un chemin de gratitude et de respect à travers l’eau bénite. Et ses pieds fermentés, élargis et comiques, tremblotent compulsivement, pris d’un élan divin. Car bientôt l’indigène saura la vérité.

Il dort, ventre tendu d’encens purs et de tripes. Sur le coin de la bouche, une perle s’accroche. Comme il bave. Il s’écoule de son rêve une image, une douleur de pauvre, une morve de môme. Et on pense à Dieu qui fit l’océan plein.
À présent la maison se satisfait de dominer la ville, la lune complaisante empoisonne le ciel. La colline comme une bombe a gonflé vers minuit. Les anges de l’enfance portent innocemment leur tragique auréole qui sera arrachée à la misère.

Et les mouches se taisent en pondant sur la plaie.
Et le monde s’écroule sous de tristes tropiques.

16 sept. 2010

Vârânasî

Et le feu de la mort a vécu bien longtemps.
Sur la rive oppressée, on les voit maintenant
Pleins de fatalités et pour les Dieux nombreux
D’atroces mélodies se jettent dans le feu

Les corps brulent ici, au cœur de Bénarès,
Et le temps s’amincit pour infiltrer la foule.
Nous buvons le destin crasseux dans la sagesse
D’une enfant démunie par le fleuve qui coule.

Du monde tel qu’il est, nous ne distinguons rien.
Seule la sensation d’être au bout d’un chemin
Et puis le Gange en crue qui nous dit « Pas encore »

Insatiable de morts et de chansons sans rime,
Sans commune mesure, le fleuve achemine
Tout ce que nous saurons et que la vie ignore

24 Novembre 2010

Cordillère

nous avons pris le bus pour joindre Chiclayo
au travers des déserts et des petits rios
tout secs haletant comme pris dans de fatales
rumeurs de paradis aux masques de crotale

et la planète élance ses longs membres gonflés
ses cactées étrangères à la moralité
des fantômes espagnols aux idées dramaturges
qui hantent pour toujours ces étendues de verges

nous sommes entassés derrière ces vitres crades
nous passons au milieu des infimes bourgades
où tout semble baigné dans une plaie orange
où le soleil a excommunié tous les nuages

dans le gris des agaves un type use sa trique
sur un âne esquintant toute sa mécanique
car ici dieu a dit que l’âne est un camion
et au pied de la lettre on prend la religion

on s’arrête pour pisser ou pour changer la roue
un animal crevé durcit sur les cailloux
un gringo va braquer son arme numérique
sur le corps desséché comme une sombre brique

le chauffeur a plaqué des posters du messie
sur le cockpit la mort se faisait du souci
et on repart encore s’abimer les vertèbres
dans son taco voguant dans une paix sans arbres

les oponces juteux qui sont le casse-graine
des chenilles invétérées des hautes plaines
font brunir leurs raquettes bondées d’une eau maudite
l’espoir est un piège où l’on se précipite

plus loin quelques crevards sous un ciel d’expiation
vendent deux trois bricoles au bord de la station
service où sont forcés de faire leurs escales
les bahuts et les cars en manque de pétrole
parfois il y en a un qui monte dans le bus
pour vendre ses potions à de pauvres gugusses
et commence alors sa conférence improbable
il montre des photos de tumeurs incurables
et parle du ginseng la fleur miraculeuse
qui vous préserve des suspicions cancéreuses
la plupart des mémés ont bien sur la pétoche
et lui sortent les rares billets de leur poche
il descend au prochain Texaco presque heureux

et nos vies sont laissées entre les mains de dieu

Arcadia

Aρκαδία

j’étais parti vers l’est
sans flancher
solitaire
sur les routes sclérosées
dans l’ordre désordonné

je cherchais
au bord de la falaise des rumeurs
les visages sans âge
les rues sans adresse
faisant croire que la solitude
m’allait comme un gant
colmatant mes fêlures
pour ne pas laisser s’infiltrer
leur pitié
pour ne pas me faire tuer
connement

sur
la terrasse
d’un hôtel viscéral
je regardais l’horizon
pareil à des yeux timides
qui clignent et qui hésitent
et les marins
d’outre-monde s’éloigner
vers la débauche incontrôlable
mon cœur inoculé d’angoisses
à portée
des navires du ciel
vomissait
comme le cri d’un martinet précoce

les spectres enchainés
ne me demandaient
jamais d’où je venais
ni où j’allais
et souvent
m’offraient une poignée
de terre fraiche
une terre remplie d’une eau fatale
comme un souvenir sédentaire

les villes non spirituelles
gouvernaient
le rêve à demi nu
j’étais pris à parti
par les poètes zoologistes
et les poètes botanistes
qui me demandaient de choisir
mon camp
je m’extirpais
j’allais
au fil des fausses découvertes
dans le déséquilibre libre
de ce que l’on pense être la réalité
et qui n’est qu’un écueil où se brisent
nos coques de croyances
puis
je longeais la voie
et dans le vent
persistait le grognement insoumis
d’un chien
assez
pour insuffler du courage
dans mes poumons inféconds
alors
inconnu
étranger
j’avais
dépassé
les murailles
de ceux qui m’avaient utilisé
ou que j’avais manipulés
moi-même

dans la fraicheur
d’une prairie bleutée par la lune
je l’ai vue
venir vers moi
démunie
et blessée
et je l’ai enlacée jusqu’à ce qu’elle
s’endorme

et sans la réveiller
je me suis retiré calmement
et je l’ai laissée
là où vous la trouveriez

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Stupide

On peut voir une étoile ou se dire que se sont toutes les mêmes
Des galets, des pépites, juste des minéraux
Je dormais presque comme un bébé
Mes rêves étaient dénoués de corruption
La vie était un jeu, mais ça faisait longtemps qu’on avait dépassé le stade et l’arène.
Je croyais. Je croyais.
Non le jeu, le pouvoir.
Le feu, la dette
L’honnêteté, la sincérité
Parfois, on voudrait déléguer sa force
Laisser entrer sans frapper
Mais tu t’en tapais de la pièce, des meubles, des agencements
Du détail qui en dit long
Tu voyais juste une chambre d’enfant remplie de plaintes
Mais tu peux dire je t’aime, c’est juste une manière sincère de te faire voler
Dire que tu as besoin d’elle, te tirer une balle dans le pied

Tu n’es peut-être rien qu’une stupide beauté
Une pierre qui n’arrive même plus à rouler
Trahison c’est un bien grand mot.
On pourrait se contenter de fausse manœuvre
Je suis sorti de là
De mon infidélité et de mes faux serments
Mais même moi, je ne comprends pas comment
Tu ne sauras pas
Et bon j’ai pas envie d’entendre non plus tes théories
Tes victoires qui s’enchainent à des souvenirs tyranniques
Et cette sorte d’amour que l’on soustrait
Libre ? Quelque chose comme ça ou bien splendeur
Qui ne touche à rien
J’aurais voulu te donner le matin
Mais tu l’aurais vendu à la nuit contre une petite sécurité
Tu n’es qu’une stupide beauté

Cœur envieux
Navré
Méchamment
Retiens-moi
Ne prends pas plus que ce dont tu as besoin
Entends la vérité du silence
Ne te trahis pas toi-même
Laisse la mouise qui ne t’appartient
Laisse la justice au destin

Mes pensées n’étudient rien
Tandis que tes yeux s’automnent
Puisque je voudrais m’excuser pour
Celui qui a commis le crime
Ehonté
De ressentir
Qui s’était brisé sur la frontière
Qui s’était lié à un nuage

Je suis si stupide
Une pierre qui n’arrive même plus à rouler
Sur laquelle les spores ne savent même plus germer
Je t’aime

Je voudrais te voir fleurir sous la lumière de mes larmes

De l’enfer et du paradis

C’était le matin très tôt
Je suivais la vallée
Au loin je voyais les premiers rayons
De l’astre censé me guider
Enflammer le crane du mont
Je restais droit dans mes chaussures
Malgré la fatigue indéniable
Une force m’aidait à survivre
La montagne était surmontable
Je me disais « comment va-t-elle ?
Et je m’accrochais à un bruit
Une louve rodait sur la route
De l’enfer et du paradis

Quand je l’ai rencontré
Elle était encore avec ce type
Un gardien de prison, je crois
Je ne peux me rappeler comment
Nous en étions arrivés là
Nous avions roulé sans rien dire
Au travers des forêts sauvages
Jusqu’à l’endroit où les falaises
Coupent la course en son milieu
Je l’ai entendu murmurer
Sa voix tremblait comme la pluie
« Je dois rentrer mais sans aucuns doutes
Nous nous retrouverons sur la route
De l’enfer et du paradis »

J’avais repris mes marques en France
J’avais presque les pieds sur terre
Je bossais comme journaliste free lance
J’allais vérifier les rumeurs
Un jour où j’allais interviewer un type
Dans je ne sais quelle bourgade
Je l’ai vu sur une affiche de concert
Mon cœur en est tombé malade
Les rues se vidaient comme si tout
Ce que j’avais eu m’était repris
Alors je me suis mis à dériver à nouveau
sur la route
De l’enfer et du paradis

La salle n’était pas très grande
Je me suis assis près du bar
Elle chantait déjà accompagnée
D’un type à la guitare
Je sentais mes membres se réchauffer
Comme le rescapé d’un naufrage
Chaque détail me revenait
De la sueur de son visage
Au moment du rappel elle dit :
« Je vais en chanter une dernière
Une dernière que je dédie
A celui qui a repris la route
De l’enfer et du paradis »

« Bonsoir jeune homme
Je vous offre un verre »
J’ai souri, sa voix tremblait comme
La pluie de la fois dernière
Puis elle reboutonna mon col
Je remarquai dedans ses yeux
Comme une pierre au fond d’un puits
Elle dut voir que j’étais mal à l’aise
Elle m’embrassa dans le cou puis elle dit :
« Viens je vais te présenter quelqu’un »
J’ai pas posé de question, je l’ai suivi
Comme un aveugle sur la route
De l’enfer et du paradis

Nous avons vécu dans une yourte
A la campagne près d’Alicante
Sur les marchés nous vendions des yaourts
Du miel et des fleurs d’amarantes
Le jour ressemblait à la nuit
Et les rêves à la réalité
Et bien que le temps nous ait appris
A faire taire certaines de nos voix
Quelque chose nous rappelait
Un coup de fil de l’infini
Qui nous renvoyait sur la route
De l’enfer et du paradis

Je pense qu’il a fini par mourir
D’épuisement ou bien de froid
Et qu’elle a dû rester là-bas
Dans la confusion des besoins
Je ne sais plus si mon cœur fonctionne
Dans sa cage je dois la tirer de là
Et moi aussi je pourrais bien
Me tirer de ce sac d’embrouilles
Mais j’ai les mains qui tremblent trop
Pour trouver le geste précis
Pour reconnaitre la direction
De l’enfer ou du paradis

J’ai vu le jour une après midi d’automne
Dans un mystère indéchiffrable
J’attends que les cloches sonnent
Pour me rappeler d’où je suis
Le matin s’ouvre comme une boite
Devant la colline légendaire
Je cherche un indice dans les flammes
Un essentiel point de repère
On était tellement proche
Qu’on a fini par s’effacer
Derrière les ombres du mépris
Je me tiens droit au bord de la route
De l’enfer et du paradis

Ardèche

Coincé entre Pierrelatte et Pierre Rabhi, je pense à l’éthique qui me pend lourdement sur le cou, comme une cloche de vache, avec mon numéro astrologique agrafé sur l’oreille, pour déterminer le jour de mon abattage. Je pense à faire la part des choses, je pense à ce foutu colibri. J’ai arrêté la bidoche depuis plusieurs mois, je bouffe du tofu made in France et je vais faire mes courses chez les voleurs de la Biocoop. Je me demande en quoi Bouddha et Pierrot valent mieux qu’un Rimbaud qui se taille vendre des armes ou qu’un Dosto désespéré qui passe par la roulette. Je pense à la ministre de l’écologie qui fait abattre les loups. Je pense à Al Gore qui prend l’avion trois fois par semaine pour faire parler de lui. Je pense aux vingt-neuf principes des Bishnoïs, à leurs femmes qui donnent la tétée aux petites gazelles. Je pense à mon cousin qui chie dans des chiottes sèches et à Kiki qui trafique des cailloux au Nicaragua. Je pense à la passion, à la passion, et à la sobriété. Je pense à toi, qui brules ta vie, à trop l’aimer, et à toi aussi qui la détestes, à trop flipper.
Alors, je me dis qu’il vaut mieux que j’aille marcher. Et je pars dans la garrigue en me demandant comment faire pour écraser le moins de fourmis possible. J’évolue lentement sur la pointe des pieds, et je finis par dire « va chier »

Succession

Sans chercher à savoir pourquoi
À quoi ça peut bien ressembler
Elle disait « que ça revienne ou pas »
Il disait « que ça casse ou passe »
L’espoir avait perdu confiance
Restait encore là-bas la chance
Inexorablement familière

J’étais sorti de nulle part
Et arrivé tard dans la nuit
Un dernier tour dans mon sac
Et du sang-froid sur ma chemise
Vers le phare j’ai reconnu la menace
Je l’ai suivi jusqu’à la Plaza de Armas
Où j’ai dû tout jeter pour pouvoir entrer

Le corbeau portait un message dans le bec
Il demanda de lui expliquer
Elle a dit « seul toi peux savoir, mec »
Il resta longtemps à ruminer
Puis un vent se leva comme un voile
Le port prenait la forme d’une colère ligotée
Il cria « bande d’enfoirés, rendez-la-moi !»

Accrochée à la nuit de noces
Elle supplie les dieux d’être honnêtes
Comme il s’éloigne, elle hurle et pleure
Et tente de le retenir avec un poème truqué
Dans la rue dévastée d’abondance et de flammes
Il dit « courage, tu as ce dont tu as besoin
Évite les péages et garde le cœur pur »

Vénus était en Scorpion
Et dans mon cœur se trouvait le canif d’Orion
J’étais triste comme la lune de mars
Lorsque j’ai entendu tes proverbes sortir
De la bouche d’un politicien véreux
Et lorsque le dernier ange que tu m’avais présenté
S’est avéré être un maquereau sans âme

Entre quatre ciels, sur le pavé nostalgique
Elle passe en revue les possibilités
Tandis qu’il dort et rêve qu’elle baise avec Dieu
Dans les culs de sac, la débauche se délecte
D’une réalité commune. Choisir l’amour.
D’une vie antérieure, un cœur percé se déleste
Elle est toujours là. Il se réveille ailleurs.

Sans hésitations. Je prends les mesures
Encore un peu, je pense à eux.
A un éventuel retour, mais la mémoire se sauve
Un sanctuaire. Ce qui viendra sera paisible
Sans pardon, ni punition, d’une telle sincérité
Et ils relâcheront doucement leur étreinte
En regardant la mort qui s’incline devant leurs pieds

Je ne veux plus de toi (Δε σε θέλω πια)

Video clip de « Je ne veux plus de toi » par Tom Samel
Adaptation du rebetiko Δε σε θέλω πια (Smyrne, 1910)
Co-réalisé par Fred Besnardière, Pierre Polentes et Tom Samel
Montage : Nicolas Aumann
Musique : Tom Samel

L’originale :

Villes

Extrait d’un recueil de nouvelles et proses en cours d’écriture :

Je viens peut être d’ici. De ce trou. De ce fleuve.

Allongé, presque endormi, dans ma piaule d’hôtel, je regarde autour de moi. J’examine mes choix. Quatre murs de briques qui semblent étreindre une solitude factice. Il existe semble-t-il, une manière d’y graver des sanglots. La moisissure est un détail auquel on s’attend. Il existe également une façon d’y lire comme quand on regarde les statues et que soudain on aperçoit un changement sonore dans le minéral. Un faux plafond et un néon qui n’est pas loin de rendre l’âme et des moustiques attirés par cette lumière qui toussote. Un gecko leur court après. En voila un qui a trouvé le filon, me dis-je. Je pense alors à la manière dont les choses trouvent parfois leur place dans le chaos : une fenêtre d’où je peux voir d’énormes chauves-souris tournoyer dans un ciel lacéré de câbles électriques. Et une mince porte qui laisse passer une musique, une musique qui vient des poumons malades de la nuit, une musique peut être un peu triste et probablement humaine.